En tant qu’esthète j'ai toujours été attiré
et fasciné par la beauté, peu importe sa forme et peu importe son support ; c'est d'ailleurs pour cette raison que je suis devenu photographe. Lorsque j’étais enfant, j’aimais la beauté des tissus et des costumes avec
lesquels je me déguisais, j’aimais la beauté des contes que l’on me racontait
juste avant de dormir, j’aimais la beauté des musiques et chansons que
j’écoutais et que je chantais à mon tour. J'aimais la beauté du jardin fleuri de mes parents ou la plage de mes vacances. J'aimais la beauté qui
jaillissait de mon imagination débordante et je passais une grande partie de mon
temps à dessiner et à inventer des histoires. La beauté qui me fascine en revanche a toujours amené à une
transformation bénéfique de mon être, qu’il s’agisse d’un apaisement, un bien
être, une contemplation, une extase ou bien une réflexion sur le monde.
Quand je regarde quelque chose de plaisant,
de beau, voir mieux de sublime, il ne s’agit plus en cet instant de ma
personne. Durant ce moment précis d’observation, je vais m’épanouir et vivre
momentanément à travers la chose que j'admire et qui m'émeut pour diverses
raisons. Lorsque l'on contemple par exemple la beauté d'un spectacle de danse,
les couleurs d'un couché de soleil ou encore la beauté d'un papillon posé sur
une fleur, je défie quiconque de penser en ces moments là à sa petite personne
; certes les effets que nous ressentons sont propres à notre personne mais nous
avons pourtant parfaitement conscience qu'au fond, cet élan nous dépasse. La
contemplation selon moi a lieu précisément dans la fonte de l’égo et l’oubli de
soi. On est amené l'espace d'un instant à oublier sa propre personne et à vivre
à l'unisson avec une chose ou un être extérieur à notre propre personne. Voilà
pourquoi on entend souvent dire : "Je pourrais mourir après avoir vu ou
entendu telle ou telle chose". Même si cette phrase est bien entendu à
prendre au sens figuré, elle témoigne néanmoins de l'importance du beau chez
l'être humain.
Pourquoi cette attirance pour le beau
est-elle d'ailleurs innée? Pourquoi l'a retrouvait-on déjà chez l'homme
primitif qui était naturellement sculpteur, peintre, musicien ou encore
fabriquant de bijoux? Pourquoi sommes-nous captivés ou émus par une belle voix
ou par la beauté des gestes et du corps d'un danseur? Pourquoi trouvons-nous
une musique ou une peinture si magnifique, une photographie si intense, un film
si touchant ou une sculpture si captivante? Selon moi, cette fascination pour
le beau vient du fait que le temps d’un instant, une chose belle a le pouvoir
de nous transporter ailleurs, de nous faire quitter l’ordinaire pour
l’extraordinaire, le banal pour le surprenant, de nous faire passer du
détachement à l'intérêt, de l'indifférence à l'attrait, de la sécheresse à
l'ivresse, de nous extraire du petit prisme du Moi et de nous faire vibrer à
l'unisson avec l'Universel ou du moins avec quelque chose de plus grand que
nous. La contemplation du beau noie l'égocentrisme et l'individualisme et
rassemble tous les humains sous une même et seule bannière, la sensibilité. Les
arts ne sont ni plus ni moins que le langage de cette sensibilité. Le beau et
avec l'amour le plus puissants des remèdes de l'existence, il aide les hommes à
faire face à la dureté de ce monde. C'est un phénomène qui nous subjugue, nous
pousse à l'humilité, nous inspire, nous élève et nous rend meilleur. Le beau
résonne naturellement en nous comme un écho venu du fin fond de la création. Je
pense d’ailleurs que si nous pleurons à la vue d’une chose "trop
belle" c’est parce que nous savons que la beauté nous fait du bien et
inconsciemment parce que nous réalisons qu’elle n’est dans ce monde que fugace
et passagère. La beauté nous met dans de tels états que nous souhaiterions de
tout notre coeur qu’elle soit constamment à nos cotés. En fin de compte, nous
pleurons peut-être de désespoir la perte de ces moments trop brefs de parfaite
plénitude... Ces moments où notre âme semble s'épanouir totalement... Nous
pleurons peut-être aussi car certaines choses sont tellement belles que notre
corps physique ne peut plus contenir la puissance de nos émotions et comme un vase
trop rempli notre corps pleure, témoignant de la sensibilité de notre âme. Même
si cette appétence ne semble jamais être pleinement assouvie, le beau nourrit
pourtant continuellement notre âme, cette essence mystérieuse qui échappe à
l'analyse et qui se trouve être le siège de nos pensées et de notre
sensibilité. Le beau ou la beauté, peu importe le nom qu'on lui donne, peu
importe sa forme et peu importe le champ qu'il recouvre, nous fait entrer en
communion avec la partie la plus sacrée et la plus précieuse de ce monde.
Ce qui m’attriste aujourd'hui, c'est que bon
nombre de gens se servent du beau, qui devrait être selon moi un puissant
levier pour élever le monde, pour strictement tout le contraire. D’un coté, les
professionnels du marketing et de la publicité se servent du beau pour faire
vendre (l’argent étant en réalité le véritable Dieu que le monde vénère) et de
l’autre, on observe que la plupart des personnes attirantes physiquement se
perdent dans cet atout (qui devient alors une profonde source d'aveuglement et
un prétexte de culte stérile) en affichant en permanence leur beauté physique
dans le seul but d'être regardées, complimentées, enviées ou désirées. Il ne
s'agit là que d'égocentrisme et de narcissisme. Rien de bien grave au premier
abord (cela a toujours existé), sauf que lorsque l'on s'arrête deux minutes sur
ce phénomène, que l'on prend du recul sur notre époque et que l'on observe le
fonctionnement de notre société, on finit par réaliser que l'indifférence et
l'individualisme exacerbé et généralisé, causé par une hausse affolante du
narcissisme et de l'égocentrisme, sont en corrélation directe avec le déclin de
la société et de l'intérêt général. Si en effet je suis constamment préoccupé
par ma petite personne et mon apparence physique et que je passe une grande
partie de mon temps à exposer publiquement ma plastique pour susciter
l'attention (et à vivre dans un monde illusoire et idéalisé), je n'ai en
réalité pas le temps de faire des choses réellement concrètes, constructives et
dignes d’intérêts comme par exemple se préoccuper de faire évoluer positivement
la société qui elle et bien réelle.
Fatigué par le narcissisme et l'oisiveté
De part ma position de photographe, je sais
que mon propos peut sembler paradoxale ou risible car la photo reste quoiqu'il
arrive une histoire d'apparence et que je viens d'expliquer très clairement que
ressentir la beauté était finalement pour moi l'une des seules choses qui
valent la peine de vivre, il n'empêche que je me pose pourtant constamment cette
question : Y-a-t-il quelque chose de plus futile que d'afficher sans cesse son
physique et sa fierté d'être beau? La
beauté physique est d'ailleurs je le rappelle un accident de naissance
résultant de processus aléatoires liés à notre hérédité. Comment peut-on être
fier d'un processus sur lequel nous n'avons aucun contrôle? Nous sommes fascinés par
la beauté, nous pouvons être heureux ou reconnaissant d'être beau, ça bien-sur que
oui, mais comment peut-on en être fier? Selon moi nous ne devrions être fier
que des choses accomplies par nous-même à la seule force de notre mérite et
notre ténacité. Où est le mérite d'avoir tiré le jackpot à la loterie
génétique?
Je ne suis peut-être qu'un idéaliste
perfectionniste et un éternel utopiste mais pour moi l'expérience de la beauté
dans sa forme la plus pure ne devrait en rien être synonyme de business ou
d'égo. On peut être physiquement beau, on peut plaire visuellement,
esthétiquement, on peut savoir que l’on plait mais pourquoi afficher en
permanence cette beauté et le fait de savoir que l’on est beau? A quoi rime
cette auto-promotion incessante? Quel en est l'intérêt? Qu'est ce que cela
démontre si ce n'est de l’immaturité, une grande superficialité et un profond
narcissisme? Est-ce réellement important? La beauté doit-elle servir à se
complaire sur soi-même de manière aussi stérile? Ne peut-on pas l'utiliser à
bonne escient? N’y a t-il pas un moment où l’égo est à son maximum? A quel
moment exact devient-il rassasié des compliments et autres flatteries? A partir
de combien de cirages de pompes? A partir de combien de followers (si tant est que ces derniers soient réels), combien de likes? Combien d'auto-portraits de
soi pris dans les mêmes positions?
Il est tout à fait légitime de vouloir parler
de soi, de vouloir partager des images de sa vie tant que cela ne régit pas
notre quotidien mais tant d’hommes et de femmes semblent être aujourd’hui drogués par
leur propre image que cela me donne le vertige. Ce trop plein de beauté vide de
sens et ce flot quotidien de millions d'images stériles sont en train de
m’avoir jusqu’à l’écoeurement...
Vouloir être vu, cette obsession moderne
Une personne dans l'auto-promotion qui aime
se montrer en permanence et qui désire constamment être prise en photo, être
regardée, admirée ou complimentée, projette paradoxalement pour moi quelque
chose d'assez repoussant en vérité. L'obsession et l'avidité qu'elle peut avoir
envers sa propre apparence traduit pour moi une sorte de laideur ou
d'immaturité de l'âme et laisse entrevoir de cette personne à la fois un fort
nombrilisme, un profond narcissisme, un besoin constant du regard des autres
pour se sentir exister et surtout une grande superficialité qui pour moi vient
ternir sa beauté physique et ne me donne bien souvent plus envie de la
photographier. La beauté intérieure qui se ressent via nos comportements qui
incluent la sagesse, la maturité, la tempérance, le soucis de l'autre, la
gentillesse, la douceur ou la générosité, est aussi importante pour moi que la
beauté physique, voir même bien plus. Le besoin excessif d'être vu, admiré et
complimenté est malheureusement devenu la pathologie la plus répandue parmi les
hyper connectés aux réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux
Les réseaux dit sociaux répondent à trois
besoins fondamentaux de l'être humain : le besoin d'appartenance (attachement,
affection), le besoin d'estime (reconnaissance) et le besoin d'accomplissement
de soi. Les gens obsédés par le besoin de poster constamment des images d’eux
sont des personnes chez qui ces besoins ne sont jamais suffisamment comblés et
qui vont utiliser les réseaux sociaux pour se donner de l’importance et se
sentir épanoui. Ils ressentent un profond besoin d'être admiré, aimé et de susciter
l'envie ou le désir en permanence et leur smartphone va exacerber cela (voir réflexion suivante). L'époque du "pour être heureux vivons caché" est
désormais révolue, aujourd'hui c'est "soyons visible et faisons
envie." Le "je pense donc je suis" de Descartes est devenu
"je suis vu donc je suis", "tu me likes donc j'existe". Bon
nombre de gens aujourd'hui fondent leur petit culte de la personnalité, être
visible semble être devenu la préoccupation majeure de l’être humain moderne et
connecté et l'anonymat sa plus grande peur. Au lieu de s'intéresser au monde
dans lequel ils vivent réellement, les gens ne s'intéressent plus qu'à eux et
ne vivent que pour alimenter leur monde virtuel. Le plus triste est qu'ils ne
s'intéressent même pas à leur personne entière mais uniquement à leur
apparence. Centrés en permanence sur eux-même et sur ce que l'on peut penser
d'eux, ils sont devenus leurs propres publicitaire et possèdent plusieurs
agences de communication telles que instagram, facebook, twitter, snapchat, etc...
Ces gens là vont attendre par exemple une certaine heure pour poster quelque
chose car ils savent que leur “renommée” à cette horaire précis sera plus
grande. Le but n’est alors même plus de simplement partager un événement mais
d’être l’évènement.
Les réseaux sociaux poussent d'ailleurs au
narcissisme et au culte de la personnalité en montrant aux jeunes que la
"renommée" aujourd'hui passe absolument par leur utilisation. Or
avant l'existence des réseaux sociaux et depuis toujours dans l'histoire des
hommes, la renommée était basée sur quelque chose de réel ou quelque chose qui
symbolisait une croyance. Un homme ou une femme acquérait une renommée en
fonction de choses réelles accomplies, un talent, une victoire, un parcours,
une nouvelle voix découverte. Aujourd'hui la renommée ne représente presque
plus rien ; bien souvent factice, elle s'est banalisée et tout le monde peut
désormais artificiellement s'en créer une. Andy Warhol l'avait parfaitement
pressenti lorsqu'il déclara en 1968 : "A l'avenir, chacun aura droit à 15
minutes de célébrités mondiale". Bien que visionnaire pour son époque,
Warhol était pourtant loin de se douter que ce quart d'heure de
"célébrité" allait s'étendre pour devenir permanent et quotidien pour
chaque personne en faisant le choix.
Cette mode de la fausse popularité
Pour les marques et les professionnels de la
publicité, la beauté, le savoir-faire, l'expérience et le talent ne sont même
plus forcément les principaux critères de sélections pour un partenariat.
Beaucoup d'entre eux ne recherchent aujourd'hui qu’une chose, collaborer
avec les personnes les plus populaires, les plus suivis, les plus trendy, même
si cette popularité repose pour les trois quarts sur quelque chose
d'artificiel. Les marques, les entreprises, les politiques, les artistes, les
blogueurs, les mannequins l'ont tous parfaitement compris et c'est d'ailleurs
pour cela que la grande majorité des gens aujourd'hui qui utilisent ses
nouveaux médias ne se contentent pas par exemple de se créer un compte Instagram
mais achètent dans la foulée un nombre massif de followers afin de paraître
important et de susciter du coup l'intéressement. Pourtant très souvent, bien
qu'ils n'aient pas l'honnêteté de l'avouer, les trois quarts des personnes qui
les suivent sur leur compte n'existent même pas et ne sont en réalité que des
robots générés par des logiciels informatiques. On qualifie ces followers de
"fakes". Cette masse de followers leur donnent ainsi l'impression
d'être plus intéressants et potentiellement plus bankables. Ce système est
parfaitement bien pensé. Les faux followers achetés à des compagnies
informatiques spécialisées permettent immédiatement de gagner en visibilité (en
apparaissant en tête du fil d'actualité public du réseau), ce qui permet du
coup d'attirer de réelles personnes qui n'auraient jamais vu le profil en
question s'il n'avait pas été gonflé massivement par de nombreux (faux)
followers. Une fois la "notoriété" acquise, les faux followers se
retrouvent vite étouffés par de réels followers et personne ne découvre la
supercherie.
Plus on avance dans le temps, plus des
sociétés arrivent à se démarquer dans l'achat de followers. Pour une somme
d'argent conséquente, il est aujourd'hui possible d'acheter des followers réels
et actifs que les sociétés cibleront en rapport avec les domaines d'intérêt du
client (via les hashtag qu'il appose sous ses photos). Acheter de vrais followers
est désormais plus malin, plus discret et bien plus conseillé que les faux
followers basiques puisque certaines applications ont aujourd'hui des
algorithmes tellement puissants qu'elles arrivent à distinguer les faux
followers et les comptes inactifs des véritables personnes possédant un compte
Instagram. Il n'y a d'ailleurs pas que les personnes ordinaires qui choisissent
pour se valoriser d'acheter des faux comptes. Les premières personnes à
pratiquer massivement cette technique sont les véritables célébrités! En avril
2013, une étude menée par Socialbakers, une société spécialisée dans l'analyse
des médias sociaux, a démontré que de tous les comptes des célébrités étaient
suivis en réalité par une grosse partie de comptes "fakes" ou bien
par des comptes inactifs. La célébrité la plus concernée à l'époque selon l'étude était le chanteur américain Justin Bieber. L'étude avait démontré que
sur les 37 millions de comptes qui composaient à l'époque ses followers, 16,7
millions étaient des fakes (soit 45% de ses abonnés), auxquels il fallait
ajouté 2,6 millions de comptes inactifs. En 2014 lorsque Instagram décida de
mettre un terme aux millions de comptes fictifs de la plateforme en supprimant
des faux comptes, Justin Bieber a perdu en l'espace de quelques instants plus
de 3 millions de followers.
Le véritable problème c'est que ce désir de starification, ce
narcissisme 2.0, cette obsession quotidienne que les gens ont de façonner et de
nourrir leur avatar artificiel, cette sensation de n'exister pleinement qu'à
travers la mise en scène d'images, cette recherche de renommée factice non
justifiée et non méritée, hypnotisent et abrutissent tous les utilisateurs.
Cela les abrutis dans le sens où ils ont changé leur comportement et qu'il n'y
a plus que cela qui compte. Pire que tout, la majorité des gens perdent
aujourd'hui un temps précieux qui pourrait être utilisé pour changer la société
en profondeur. Pour la plupart des jeunes aujourd'hui seuls le statut social, la
beauté physique, les divertissements et l'aisance matérielle rendent la vie
digne d'être vécue. Les caméras et les réseaux sociaux ont créé ce culte de la
célébrité. Sous-culture du divertissement, ce culte de la célébrité ne met
en valeur que deux choses, le superficiel et le clinquant. Plus personne n'a de
valeur outre son apparence, ses contacts et son attitude à réussir. Le
"succès" d'une personne va alors se mesurer à sa renommée Internet, à son
statut social, à sa richesse... Toutes ses valeurs de référence sont en réalité illusoires et
creuses. Elles favorisent l'individualisme narcissique en insinuant qu'il vaut
mieux concentrer son existence sur les désirs du soi (avec des mises en scène
puériles et superficielles) plutôt que de consacrer de son temps et de son
énergie au bien commun ou à des choses réellement intéressantes et
constructives. Cette course effrénée au statut social, au culte de la célébrité
et à l'individualisme créée un profond vide moral dans la société humaine
moderne.
Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui
sont mauvaises mais la façon dont l'homme s'en sert.
Comme je disais dans le paragraphe précédent,
les nouvelles technologies aveuglent et dispersent complètement les gens qui
aujourd'hui pensent différemment et se comportent différemment (voir prochain article). Aujourd'hui il n'est pas rare de voir deux personnes manger en tête à
tête au restaurant et être finalement tous deux plongés sur leur smartphone
sans pratiquement se regarder ou échanger. du repas. L'homme moderne et
connecté privilégie donc le virtuel au réel et préfère les échanges qu'il a sur
Internet aux véritables échanges. Après l'indifférence au réel et aux vraies
relations profondes, l'homme accro du smartphone a également, comme je le disais
tout à l'heure, développé un niveau de narcissisme sans précédent. Il suffit
pour s'en rendre compte de voir l'importance et la démocratisation du selfie aujourd'hui.
Je ne parle pas ici du selfie de groupe qui traduit finalement une volonté de
témoigner d'une relation sociale réelle avec d'autres individus. Je parle ici
du vrai selfie, l'original, celui que la personne prend dix, vingt ou cent fois
par jour sans même questionner cette pratique.
Autre changement majeur de comportement de
l'homme moderne qui me vient à l'esprit : le fait de poster des images de soi
au monde entier. Pourquoi prendre autant de temps à se préoccuper de son image?
Pourquoi s’afficher en public sur les réseaux sociaux ou raconter constamment
sa vie en images à des gens que l’on ne connaît absolument pas est aujourd'hui
considéré comme normal? Pourquoi le faire d'ailleurs? Raconteriez-vous votre
vie dans la rue à des inconnus? Montreriez-vous des photos de vous au premier
inconnu qui croise votre chemin en espérant qu'il aime ou qu'il commente? Le
décalage comportemental entre la vraie vie et le monde digital est sidérant et
la majorité des gens ne semble pas sans soucier ou même le réaliser. L’écran
s’est interposé entre le moi et le monde et les gens ne vivent plus tout à fait
dans la réalité mais dans un monde idéalisé en pensant que ce monde factice est
la réalité.
Bien souvent aujourd'hui les gens vivent et
se comportent en prévision d'une mise en scène pour leur monde virtuel. Je me
rappellerai toujours de cet après-midi au musée du Louvre où j'ai assisté avec
effarement au spectacle d'un troupeau d'individus en pleine séance de selfies
devant la Joconde. Deux choses m'ont sidéré ce jour là ; premièrement le nombre
de gens à préférer faire un selfie devant l'oeuvre de De Vinci plutôt que de
tout simplement admirer le tableau qu'ils découvraient en plus pour la première
fois ; la deuxième chose choquante était que le selfie était privilégié à une
photographie de la toile prise de manière classique. En effet, la majorité des gens
présents ce jour là dans la salle a pris plaisir non pas à regarder puis à
photographier l'oeuvre de manière traditionnelle mais en réalité à lui tourner le
dos et à se photographier en premier plan. Le "je témoigne et partage une
oeuvre" est devenu "je témoigne de MOI devant une oeuvre". Pour
ces gens là, l'évènement auquel ils assistent est en réalité subsidiaire, ce
n'est en fait qu'un prétexte pour parler de soi et se photographier pour se
montrer sur les réseaux sociaux. Auparavant le référent de l'image aurait été
l'oeuvre d'art ou l'évènement ; aujourd'hui le référent de l'image c'est
l'auteur du selfie. Vu la distance de sécurité qu'il y a déjà entre le tableau
et le spectateur et vu la focale utilisée dans les caméras des smartphones, la
Joconde n'est au final presque pas visible sur le selfie. On est donc passé du
photographe s'intéressant à un autre sujet que lui au photographe sujet de son image (acte narcissique).
La vidéo ci-dessous est un autre symbole
parfait du narcissisme et de la frivolité de la jeune génération. Prise lors d'un
match, cette vidéo met en scène un groupe de jeunes supportrices qui se moquent
éperdument du match auquel elles assistent et qui passent leur temps à se
photographier en selfie. Le match en question tout comme la Joconde au Louvre
ne sont que des prétextes pour se mettre en scène et à se photographier pour se
monter sur les réseaux sociaux.
Le danger des images : elles hypnotisent et
éloignent de la réalité
Dans le tome VII de son ouvrage « La
République » Platon invite le lecteur à imaginer des hommes enchainés à vie au
fond d'une caverne et n’ayant jamais connu autre chose que cette triste
condition. Tournant le dos à l’entrée de la grotte depuis toujours, ils ne
peuvent voir que la paroi du fond de la caverne, sur laquelle est projetée les ombres du monde extérieur ainsi que leurs propres ombres. Les prisonniers
prennent alors ces formes vacillantes projetées sur les parois pour la réalité. Si l’une de ces personnes se libérait,
l’exposition à la lumière du jour lui ferait alors éprouver de grandes
souffrances. Complètement éblouie, elle serait incapable de voir quoique ce soit
et ne souhaiterait alors qu’une chose, regagner l’obscurité de la caverne. En persistant
néanmoins, ses yeux finiraient par s’ajuster et l’illusion des ombres qu’elle a
connu toute sa vie se dissiperait et cette personne se rendrait compte que tout
n’était qu’illusion.
En sortant de la caverne, la personne enchainée prendrait conscience que les choses auxquelles elle a accordé toute sa vie tout son intérêt et qu'ils prenaient pour la réalité n'étaient finalement qu'illusion. C'est tout le danger que causent les images, bien souvent elle nous aveuglent, nous hypnotisent et nous éloignent de la réalité. L'allégorie de la Caverne de Platon ne s'arrêtent pas là. Si après avoir expérimenté la véritable réalité, l'homme sortie de la grotte se faisait violence et se forçait à retourner près de ses semblables pour les avertir de la situation, ces derniers choqués par ses propos ne le croiraient pas, ils le prendraient pour quelqu'un de bizarre, un fou ou un anormal et le rejetteraient lui et ses propos. Cette attitude de déni face la vérité me fait penser à un propos de Nietzsche qui disait : "Ce qui importe, ce n'est pas tellement ce qui est vrai, mais ce qui aide à vivre". L'homme qui retourne dans la Caverne pour tenter d"expliquer à ses semblables que la réalité n'est pas ce qu'ils croient, va être comme je le disais chez Platon perçu comme un être anormal et va être marginalisé. N'est-ce pas de cette manière que l'on perçoit aujourd'hui une personne qui n'utilise pas Instagram, Facebook ou qui n'a tout simplement pas de téléphone ou Internet et qui se contente de vivre dans le réel? L'attitude aveuglée de tous ces gens déconnectés du réel et paradoxalement connectés en permanence est parfaitement illustrée par un propos de Mark Twain qui disait : "La vérité est plus éloignée de nous que la fiction."
Dans le film Matrix lorsque le héro sort de la matrice est découvre le "vrai monde" pour la première fois il est aveuglé, Morpheus lui dit alors que c'est parce qu'il voit la réalité pour la première fois et qu'il faut du temps à ses yeux pour s'adapter. C'est une référence directement à la sortie de la caverne de Platon.
En sortant de la caverne, la personne enchainée prendrait conscience que les choses auxquelles elle a accordé toute sa vie tout son intérêt et qu'ils prenaient pour la réalité n'étaient finalement qu'illusion. C'est tout le danger que causent les images, bien souvent elle nous aveuglent, nous hypnotisent et nous éloignent de la réalité. L'allégorie de la Caverne de Platon ne s'arrêtent pas là. Si après avoir expérimenté la véritable réalité, l'homme sortie de la grotte se faisait violence et se forçait à retourner près de ses semblables pour les avertir de la situation, ces derniers choqués par ses propos ne le croiraient pas, ils le prendraient pour quelqu'un de bizarre, un fou ou un anormal et le rejetteraient lui et ses propos. Cette attitude de déni face la vérité me fait penser à un propos de Nietzsche qui disait : "Ce qui importe, ce n'est pas tellement ce qui est vrai, mais ce qui aide à vivre". L'homme qui retourne dans la Caverne pour tenter d"expliquer à ses semblables que la réalité n'est pas ce qu'ils croient, va être comme je le disais chez Platon perçu comme un être anormal et va être marginalisé. N'est-ce pas de cette manière que l'on perçoit aujourd'hui une personne qui n'utilise pas Instagram, Facebook ou qui n'a tout simplement pas de téléphone ou Internet et qui se contente de vivre dans le réel? L'attitude aveuglée de tous ces gens déconnectés du réel et paradoxalement connectés en permanence est parfaitement illustrée par un propos de Mark Twain qui disait : "La vérité est plus éloignée de nous que la fiction."
Le décalage de perception entre la réalité et
l'image
Richard Avedon, l'un des plus grands
photographes de l'histoire de la photographie américaine, a dit un jour :
"Un portrait n'est pas une ressemblance. L'inexactitude n'existe pas en
photographie. Toutes les photos sont exactes. Aucune d'elles n'est la
vérité." Comme les prisonniers de
la caverne de Platon, les gens aujourd'hui qui se complaisent dans l'image et
qui ne tirent leur confiance en eux uniquement du regard des autres ne saisissent
justement pas que les images ne sont pas la réalité. Toujours sur ce même
propos, le photographe allemand Peter Lindbergh (également un des plus grands)
donna un jour son avis en disant : "Quand on dit d'un portrait : C'est
tout à fait lui ou tout à fait elle", c'est ridicule. Un portrait n'est
jamais la personne. Sur une autre photo, on va avoir quelqu'un d'autre. Ce que
vous saisissez, je pense, c'est la relation avec la personne que vous
photographiez. C'est un échange et c'est ce qui se retrouve sur l'image".
En d'autres termes, ces deux grands photographes ont confirmé comme Platon il y
a plus de 2300 ans que les images n'étaient jamais la réalité. En 1928, le
peintre belge René Magritte illustra lui aussi parfaitement cet état de fait
avec son tableau "La trahison des images" qui représente cette
fameuse pipe accompagnée de la légende : "Ceci n'est pas une pipe".
En effet, même peinte de la manière la plus réaliste qui soit, une pipe
représentée sur un tableau n'est pas une pipe et ne sera jamais une pipe. Elle
ne restera qu'une image de pipe qu'on ne peut ni bourrer, ni fumer.
Etymologiquement le mot image lui-même
démontre que l'image n'est pas la vie puisqu'il figure en réalité le portrait
d'un mort! Le terme image provient du latin "imago" qui désignait
dans le monde romain le masque mortuaire produit en cire d'abeille que l'on
moulait sur le visage d'un défunt afin d'en conserver les traits. Ces masques
étaient ensuite enfermés dans des boites et rangés dans des niches qui ne
devaient jamais quittées la demeure familiale. Contrairement à aujourd'hui, ces
imagos n'étaient pas faites pour être vues par le plus nombre mais pour être
conservés précieusement à l'abris des regards car elles-mêmes conservées les
traits des défunts. On ne les exhibait qu'à l'occasion d'un nouveau décès dans
la famille. Les gens réalisaient alors un cortège de tous les imagos de leurs ancêtres
afin que ces derniers accueillent le défunt parmi eux.
Une photographie est une image mais une image
n'est pas la réalité, ce n'est qu'une transposition d'une portion de la
réalité, le résultat d'un point de vue, d'un choix drastique opéré dans un
moment du réel qui passe. La réalité intégrale d'une scène ne serait être
embrasée par quelconque appareil. La réalité déjà est dans le mouvement, elle
n'est pas figée dans le temps. La réalité c'est ce qui vit, tout ce qui vit,
elle s'agite constamment, elle est perpétuelle, multiple et infinie. Les images
elles, sont finies, elles ne sont qu'un minuscule point de vue d'une réalité
figée, morcelée, fragmentée et elles réduisent en deux dimensions spatiales la
réalité qui se déroule elle en trois dimensions tout en figeant en plus la
dimension temporelle. Les images ne sont que des reflets figés, singuliers et partiels d'une réalité multiple, vivante bien plus large et plus
vaste que les hommes ne sauront jamais capables d'appréhender...
La notion de réalité
Ce que l'on appelle tous les jours
"réalité" n'est au fond qu'un concept de l'esprit. La réalité
n'existe pas ; ou plutôt elle existe mais elle est bien trop vaste pour être
embrasée par des êtres aussi limités que nous. Tout le monde parle constamment
de la réalité, pourtant personne ne peut la saisir. La réalité à laquelle nous
aimons nous référer en permanence est en fait une portion de réalité et non pas
la réalité intégrale qui elle englobe tout. La réalité dont nous parlons sans
cesse est multiple et changeante selon les points de vues. En clair, ma réalité
n'est pas la même que la vôtre et votre réalité n'est pas la même que celle de
votre voisin. La réalité du monde pour un chinois n'est pas la même que celle
d'un rwandais ou d'un syrien qui n'est pas la même que celle d'un polynésien.
La réalité pour une personne pauvre n'est pas la même que pour une personne
riche. La réalité du monde pour une femme n'est pas la même que pour un homme,
la réalité pour un enfant n'est pas la même que celle d'un adulte et la réalité
pour une personne âgée n'est pas la même que pour une personne jeune. La réalité est
affaire de perception, une perception n'est toujours que relative et comme nous sommes tous des individus singuliers et que ne possédons ni le don d'omniscience ni le don d'omniprésence ou d'ubiquité,
nous ne pouvons pas saisir ce qu'est la réalité complète et absolue.
La faillite morale de la technologie
Comme l'art, comme la beauté, j'estime en
tant qu'éternel puriste et perfectionniste que les smartphones et les réseaux
sociaux devraient avant tout servir à rassembler les gens, les aider à
s'inspirer, évoluer de manière positive mais aussi à échanger sur des sujets
importants et trouver de nouvelles solutions pour le présent et notre futur.
Malheureusement je constate que ces nouvelles technologies n'amènent bien
souvent qu'à du vide et ne font qu'exacerber un individualisme déjà bien
implanté car prôné implicitement par la société depuis notre tendre
enfance. Ces technologies, bien qu'elles
n'aient pas d'esprit ou de conscience, sont d'ailleurs en réalité loin d'être
neutre. Selon Peter-Paul Verneek, philosophe allemand des technologies, les
technologies nous aident à façonner notre existence et les décisions morales
que nous prenons, ce qui du coup leur donne indéniablement une dimension morale.
Comment ne pas constater alors qu'il y a clairement ici une faillite morale?
La stérilité de notre époque
Notre époque est devenue complètement
stérile et profondément inintéressante, la majorité des jeunes qui sont pourtant les principaux acteurs et la
force motrice du monde de demain sont de parfaits ignorants et perdent leurs
temps en futilités. Ce culte de l'illusion, du divertissement et de la course
effrénée au statut social marque en réalité le déclin de la culture et occulte
l'insignifiance de leurs vies. Ces systèmes pervers les convaincs chaque jour
de prendre part à la grande messe de la consommation et du "m'as tu
vu" et détournent leur attention des grandes questions morales posées par
l'aggravation de l'injustice, de la pauvreté et des inégalités sociales, des
ruineuses et injustes guerres impérialistes, des dangers environnementaux, de
l'effondrement de l'économie, de la corruption de la classe politique et de la
dictature totale des banques et des multinationales. Benjamin Constant, un
intellectuel suisse du XVIIIe siècle disait : "Le danger de la liberté
moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et
la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à
notre droit de partage dans le pouvoir politique."
Comparez notre époque aux années 60 par
exemple, une époque formidable qui a connu d'incroyables avancés de
civilisations. Une époque où des populations habituellement passives et
apathiques se sont réveillées et organisées afin de formuler leurs demandes pour
que leur société change. Durant cette période, ces gens là sont devenus sans
même le savoir des activistes, ils se sont impliqués dans les prises de
décision et ont fait bouger les consciences à tous les niveaux. Ils se sont
battus pour le droit des minorités, le droit des femmes, la défense de
l'environnement tout en militant contre la guerre, pour la non-violence et pour
l'empathie envers les autres. C'est précisément parce que des gens comme cela
se sont battus que nous avons connus de grandes avancées de civilisations. Si
nous ne nous activons pas maintenant, des pays entiers vont continuer d'être ravagés
et détruits par des guerres, d'autres disparaitront des conséquences de notre
empreinte écologique et du réchauffement climatique. Selon une étude du CNRS de
2014, 10 000 à 20 000 îles pourraient totalement disparaître totalement au
cours de ce siècle. Une élévation de 1 mètre du niveau des eaux au Bangladesh entrainera
d'ici 2100 le déplacement de 35 millions de personnes et détruira
18% du pays. Il y a déjà aujourd'hui dans le monde davantage de réfugiés
climatiques que de réfugiés de guerre. Dans un rapport publié en 2012, l'ONU a
prédit qu'il y aurait pas moins de 250 millions de réfugiés climatiques en 2050. Parmi les
autres pays très vulnérables à la montée du niveau de la mer se trouvent aussi
la Chine, le Cambodge, le Vietnam, la Thaïlande, les Philippines ou encore
l'Egypte. En 2100 aux Etats-Unis par exemple, Miami et toute la Floride ainsi
que la Louisiane seront complètement submergées, d'autres villes comme
Philadelphie, Atlantic City, Portland, New York seront aussi sous les eaux tout
comme Tokyo, Singapour, Londres ou encore Amsterdam et Rotterdam (plus d'un
quart des Pays-Bas se situant en dessous du niveau de la mer). La faune et la flore continuent également de disparaître à un rythme effréné. Le glacier du Kilimandjaro a déjà perdu 80%
de sa surface en un siècle dont 1/4 entre 2000 et 2007. La glace de la banquise
arctique a perdu quand à elle 40% de son épaisseur depuis les années 80. Chaque
année dans le monde l'équivalent de la superficie de la Grèce disparait en
forêts à cause de la déforestation. Rien que ces 35 dernières années, la forêt
primaire d'Amazonie, deuxième plus grande forêt du monde (et 2/3 des forêts
tropicales) qui s'étend sur neufs pays et qui fait près de dix fois la taille
de la France, a perdu 17% de surface (4 251 000 hectares forestiers de détruits
par an, soit 1350m2 par seconde, l'équivalent d'un terrain de football de forêt
détruit toutes les 7 secondes). Malgré le fait que la forêt amazonienne soit le
lieu possédant la plus importante biodiversité de la planète, l'homme cupide
s'en moque et la surface de forêt perdue ces dix dernières années est plus
grande que la France entière! Depuis 40 ans, c'est deux fois la France en
surface qui a été perdue, si cela continue sur ce rythme, la moitié de l'Amazonie aura
disparu d'ici 2030. Après 25 millions d'années d'existence la grande barrière
de Corail, qui était le plus grand récif coralien du monde, vient de s'éteindre
selon les scientifiques. En l'espace d'à peine quatre décennies, plus de la
moitié des espèces sauvages du globe se sont éteintes (Rapport Planète Vivante
2014 - WWF). Nos enfants, leurs enfants et tout ce qui suivront seront donc plongés dans la misère et dans un monde sans beauté, sans nature et sans diversité. La
situation n'a jamais été aussi catastrophique qu'aujourd'hui (nous venons même
d'atteindre le point de non retour d'après les scientifiques), les inégalités
et les dangers multiples qui nous menacent n'ont jamais été aussi importants de
toute l'histoire des hommes et pourtant les peuples ne réagissent pas ;
profondément hypnotisés par tout un tas de distractions futiles, toujours
tournés sur eux-mêmes, toujours en train de consommer d'avantages, de
s'afficher publiquement et de se divertir continuellement.
« La
dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la
démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à
s'évader. Un système d'esclavage où, grâce la consommation et au divertissement,
les esclaves auraient l'amour de leur servitude ... »
Aldous Huxley (1894-1963), Le Meilleur des
Mondes (1932)
« Pour étouffer par avance toute révolte, il
ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles
d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si
puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
L’idéal serait de formater les individus dès
la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on
poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation,
pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte
n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des
préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que
l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé
se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand
public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
Surtout pas de philosophie. Là encore, il
faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement,
via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou
l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est
bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de
penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme
tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le
sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée,
d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de
la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.
Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la
seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et
donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être
traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit
l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon
socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé,
combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée
comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être
traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un
individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir ».
Serge Carfantan : docteur agrégé de
philosophie, spécialiste de la philosophie indienne et de la pédagogie de la
philosophie.
Vivre dans l'illusion ne peut pas durer
Vivre dans l'illusion c'est vivre les yeux fermés
et vivre constamment dans le noir finira un jour où l'autre par nous faire
tomber. Vivre dans l'illusion et pour des choses non essentielles ne peut à
terme nous amener qu'à notre propre destruction. Toutes les cultures à travers
l'histoire qui d'ailleurs n'ont plus su distinguer l'illusion de la réalité ont
péri, de l'Empire romain à l'Empire austro-hongrois en passant par les Vikings,
l'Empire aztèque et la Monarchie française. Tous ces empires au moment de
rendre leur dernier souffle ont invariablement été gouvernés par des élites
ayant perdu le contact avec la réalité. Aveuglés par leur fantasme de toute
puissance et d'omnipotence, négligeant les conditions et changements
climatiques, négligeant les dommages qu'ils causent à l'environnement, négligeant
les relations avec leurs voisins et n'ayant pas eu la lucidité de réaliser
l'interdépendance vitale qui existe entre tous les peuples et de manière plus
générale entre toutes les espèces qui vivent dans le même écosystème, ces fous
ont provoqué la ruine de leur civilisation. Comme le rappelle très justement
Jared Diamond dans son essai 'Effondrement', il ne faut jamais oublier que tout
comme les hommes, les civilisations peuvent mourir. Sachant tout cela, il en va
de notre devoir de revoir nos centres intérêts pour se préoccuper de ce qui est
aujourd'hui essentiel et vital au maintien de la planète, de notre civilisation
et de notre futur.
"Les gens qui refusent de voir les
choses telles qu'elles sont ne font qu'appeler à leur propre destruction et
quiconque persiste à demeurer en état d'innocence est morte et devient un
monstre."
James Baldwin (1924-1987), Chronique d'un
pays natal (1955)
Notre civilisation aujourd'hui n'évolue plus
Comme je l'ai décrit tout à l'heure
brièvement, notre société dite moderne et hyper connectée est paradoxalement en
train de tuer les véritables rapports sociaux humains et surtout de faire
stagner intellectuellement les civilisations qui ne cherchent plus à
s'instruire, progresser, évoluer positivement et collectivement et qui
préfèrent se complaire tel Narcisse dans la contemplation de leur propre reflet
et dans des distractions de toutes sortes. La différence avec le personnage mythologique de Narcisse c'est
que ce dernier était lui finalement innocent. Contrairement à
nous, ce jeune homme n'avait en effet pas conscience que la personne qu'il
contemplait dans l'eau était son reflet. Pourtant les heures qu'il passait à se contempler sont similaires aux heures que les jeunes passent
aujourd'hui à se mettre en scène sur les
réseaux sociaux. Que faisait Narcisse pendant qu'il contemplait son
reflet dans l'eau pendant des heures? Rien d'important en réalité... C’est exactement la même chose aujourd'hui,
la plupart des gens de la société moderne ne font rien de constructifs et
perdent de précieuses heures de vies à ne rien faire de
significatif. Une grande partie de leur énergie est dépensé dans le paraître. Tout tourne autour de leur petite personne, regardez comme je
suis beau, regardez comment je plais aux autres, comment je suis stylé,
regardez ce que je porte, où est ce que je suis, avec qui je suis. Regardez ce
que je fais! Mais justement, que fais-tu de ta vie à part te montrer et te
mettre en scène? Où vas-tu? Pourquoi fais-tu ça? Ne veux-tu pas construire et
entreprendre quelque chose qui compte? Ne veux-tu peux pas proposer au monde
des choses intéressantes? Ne veux-tu faire parti du changement? Comment peux-tu
supporter de faire parti du problème et non de la solution? Qu’attends-tu à part
susciter l'envie et que l’on flatte ton égo qui est déjà au maximum? Ne
t'intéresses-tu pas au monde dans lequel tu vis? N'as-tu pas de réelles
aspirations? N'as-tu pas des choses plus importantes et plus intéressantes à
faire que de te photographier cent fois par jour dans le but de susciter
l'envie ou de recevoir des louanges?
Si toute cette énergie était appliquée envers des choses constructives alors le monde aurait une chance d'être sauvé et
amélioré. Depuis quand partager au monde entier des photos de votre chat est-il quelque chose d'intéressant? Sérieusement?
La couverture de la superficialité tient
aujourd'hui malheureusement bien trop chaud pour que les gens décident de
l'ôter.... La superficialité est d'ailleurs une des raisons pour laquelle la
plupart des conversations aujourd’hui sont ennuyantes et pauvres à souhait.
Absorbés sans cesse par les divertissements et la mode du "je me
montre", les gens ne prennent plus le temps de se forger une véritable
culture, de développer leur réflexion, leur richesse intérieure et leur
sagesse. La plupart d'entre eux ne prennent absoluement pas le temps de s’interroger
sur le monde dans lequel ils vivent et n'ont pas la moindre volonté d'agir pour
aider à résoudre les problèmes que nous traversons, qu'ils soient politiques,
écologiques, éthiques, philosophiques, sociaux ou économiques. C'est l'ère de
l'immaturité et de l'indifférence.
Quand est-ce que les gens vont cesser d'être
égoïste et décider de s’intéresser à autre chose qu’à eux-même? Quand est-ce
que les gens vont réaliser que nous sommes tous semblables et que les problèmes
des autres les concernent aussi? Quand
est-ce que les gens vont se réveiller et comprendre que pour éviter la
catastrophe, le système entier doit aujourd'hui changer et que pour le changer il faut l'implication de tous ceux qui se trouvent à l'intérieur! Si les gens à
l'intérieur du système ne changent pas comment peuvent-ils prétendre vouloir
que le système change? Les gens croient-ils à la magie ou aux miracles? Ce changement ne viendra pas de l'extérieur! Il faut que
les gens grandissent et cessent de penser qu'une personne providentielle et
qualifiée viendra proposer des solutions et résoudre les problèmes de notre
monde. Nous sommes les artisans de nos vies et bien que les puissants décident
des orientations qu'ils veulent pour le monde qu'ils gouvernent d'une main
invisible c'est par l'indifférence des gens ordinaires, leur oisiveté, leur
immaturité et leur égoïsme, que le monde actuel est ce qu'il est! Quand est-ce
que les gens vont devenir soucieux, responsables et comprendre que tous les
choix de leur quotidien ont un impact sur ce monde? Quand est-ce que les gens
vont comprendre qu'il y a un temps pour s'amuser et se divertir mais avant tout un
temps pour ensemble réfléchir, agir et assurer notre futur. Quand est-ce que les gens vont
commencer réellement à croire en eux et réaliser qu'avec les autres, ensemble,
ils ont la force pour tout changer?
Quand va-t-on réellement essayer de faire
changer les mentalités et faire sortir tout le monde de la caverne de
l'illusion? La seule solution pour
l'avènement d'une société lucide, mature et responsable ne serait-elle pas justement
de sortir de l'illusion et du superficiel, d'agir de manière concrète en
délaissant peut-être un temps le culte de l'image et toutes les activités non
prioritaires pour se recentrer sur les choses essentielles et vitales?
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