mercredi 18 juillet 2012

Faux raccords de lumière




De tous les films que j'ai pu voir, cette scène reste l'une des mes préférées, elle est tirée du film américain The Patriot réalisé par Roland Emmerich. On y voit l'une des filles de Benjamin Martin, héro du film joué par Mel Gibson (MG) se jeter vers son père en larmes pour ne pas qu'il parte à la guerre. La scène est d'autant plus poignante que la petite fille était jusqu'à ce moment précis atteint de mutisme et refuser d'embrasser son père. Bien que cette scène soit très belle, elle est aussi pleine d'invraisemblances. Attention, je ne critique absolument pas cette scène, je la trouve d'ailleurs parfaite. Je vais l'analyser dans son aspect purement technique afin de pouvoir vous montrer des logiques d'éclairages et d'aiguiser votre sens de l'analyse et du détail.

Avant de lire toute analyse, il est préférable de regarder la scène en question :
Pour en saisir la portée dramatique je conseille bien entendu de revoir tout le film. Moi qui d'habitude préfère les films en V.O, il faut avouer que cette scène est beaucoup plus touchante en français...





Maintenant l'analyse :





Sur toutes les images où la petite fille est de face ("le champ" donc), on voit que le soleil éclaire très fortement ses cheveux en contre jour ; en toute logique si la fille a le soleil dans le dos, le père a le soleil en pleine face, on peut le voir notamment grâce aux brillances des hautes lumières présentent sur le haut de son crâne, sur une partie de sa queue de cheval, son front, sa rouflaquette droite, au niveau de la clavicule droite, son menton et sa main droite. Maintenant passons au "contrechamp" ; on va constater ici quatre choses illogiques, 1- que les très fortes brillances du soleil dans le dos de la petite et sur le visage de Mel Gibson ont complètement disparu, 2- que le soleil ne provient plus du même endroit, 3- qu'il n'est plus du tout de la même intensité et 4- mêmes les contrechamps ne sont pas raccords entre eux.

Et oui chose étonnante, si on ne s'intéresse qu'aux "contrechamps", on voit qu'ils ne sont pas équilibrés de la même manière, ils n'ont pas le même ratio de contraste, ni la même pondérance des masses (voir article précédent). On a ici deux types de contrechamps. Le contraste sur le visage de MG est plus doux lorsqu'il sert sa fille contre lui que lorsqu'il l'a regarde, son visage est plus clair. Ce qui n'est pas logique puisque en serrant sa fille contre lui, il empêche la luminosité ambiante d'éclairer la partie droite de son visage. En fait, dans tous les plans où l'on voit MG de face, un réflecteur blanc a du être utilisé pour déboucher les ombres présentes sur le coté droit de sa tête. La différence de contraste entre le câlin père/fille et le moment où il prend le visage de sa fille dans ses mains varie parce que la personne qui tient le réflecteur a vraisemblablement varié l'orientation du réflecteur. Le choix d'utiliser un réflecteur blanc pour atténuer le clair obscur (le soleil sur la gauche de MG) est astucieux mais l'étalonneur numérique en post prod aurait du diminuer le contraste du visage  de Mel Gibson sur la scène ou il regarde sa fille pour qu'il soit raccord avec l'autre. Je chipote un peu...

Maintenant venons-en à la question cruciale, pourquoi les images champs/contrechamps ne sont pas éclairées pareil?

Pour comprendre les choix esthétiques effectués ici, il faut revenir au scénario et se mettre à la place du directeur photo. Éclairer une scène, surtout au cinéma, c'est toujours faire des compromis, que devait-il alors montrer d'essentiel ici? En regardant le résultat, on a la réponse.
- l'émotion de la petite fille
- sa petite voix toute mimi
- son jolie visage
- le jeux d'acteur de Mel Gibson
- et l'atmosphère de la scène

La seule donnée clé pour le directeur photo dans toute cette scène, c'est le coucher du soleil! Ce qui va séduire, c'est en effet de voir la petite fille en contre-jour avec ses cheveux blonds qui brillent de milles feux dans une lumière chaude. Maintenant si le directeur photo avait filmé les images "champs" de la même manière que les "contrechamps", elles auraient été en grande partie surexposé et cramé. En gros pour parler plus crûment, dans les contrechamps Mel Gibson aurait eu le soleil en pleine face et on aurait vu que dalle! Cela aurait donné un look amateur à l'image, une grille de visibilité des personnes réduite à néant car totalement sur-exposée. Le spectateur aurait été incapable de discerner les sentiments éprouvés par les deux personnages, surtout Mel Gibson.

Le fait d'éclairer différemment le champ du contrechamp est donc encore ici un choix tout à fait logique. En revanche si l'on veut être pointilleux ne pas avoir traité l'ensemble des contrechamps avec le même contraste empêche le sans faute!

Vous pensez que c'est fini? Pas encore.

Dans toute cette scène nous sommes clairement sur une lumière naturelle puisqu'il s'agit d'un coucher de soleil. Rien ne vous choc entre la fille et le père? On a expliqué pourquoi l'éclairage avait changé d'intensité, on n'a pas encore expliqué comment le soleil a quant à lui changé complètement d'endroit. Comment Mel Gibson peut-il avoir le soleil en pleine face dans les "contrechamps" et l'avoir à sa gauche dans les "champs"? La réponse est toute simple, le directeur photo Caleb Deschanel* et Roland Emmerich ont sûrement décidé de tourner les "contrechamps" au levée du soleil et les "champs" au coucher du soleil. Comment je le sais? 

Regardez ci-dessous


"Papa ne part pas, snif, snif". On voit immédiatement qu'il s'agit d'une scène de contre jour. Le soleil est fort, très jaune et très proche du sol. Bien qu'il se situe derrière l'enfant, le gros plan nous empêche de voir si le soleil provient de gauche ou de droite. Autre chose, rien à voir mais pour réussir une scène de contre-jour comme celle-ci il faut ré-éclairer les visages des personnages pour qu'ils ne paraissent  pas trop sombres. (déboucher les ombres on appelle ça, ce qui va diminuer le ratio de contraste). Il faut donc réfléchir la lumière du soleil qui se situe derrière les sujets avec un réflecteur et renvoyer la lumière dans leur direction. En regardant attentivement dans les yeux de la petite fille vous pouvez voir le reflet d'un réflecteur blanc situé à une quinzaine de mètres devant elle (probablement un réflecteur de 3mx3m voir 6mx6m).


"Sniff, sniff, Papa retourne toi!" BAM plan italien et là on voit en regardant les roues du chariot en bas à droite de l'image que le soleil est à l'arrière gauche de la petite fille (c'est donc l'Ouest), il va d'ailleurs bientôt être au ras du sol.. Ce qui veut dire que lorsqu'elle regarde son papounet et son frérot sur leurs beaux dadas marrons et bien le soleil devrait arriver un peu sur la gauche et de face, c'est à dire toujours de l'Ouest.


Or ce n'est pas le cas, on aperçoit que la lumière sur les chevaux et leur ombre au sol sont à l'exact opposé de la roue du chariot située derrière miss blondinette sur le plan précédant. Le soleil arrive de leur droite, c'est à dire de l'Est (donc du soleil levant) et non de l'Ouest (soleil couchant). De plus, toutes les images où l'on voit Mel Gibson de face (du plan large avec les deux chevaux au plan serré avec sa fille) sont moins chaudes que les plans avec la petite fille avec le soleil dans le dos, le ciel est aussi plus fade, moins lumineux, la teinte de couleur sur l'image et le soleil sont également moins forts. Normal puisque les plans avec Mel Gibson ont sûrement été tourné aux premières lueurs du matin et ceux de la fille au coucher du soleil.


Filmer les "champs" et "contrechamps" à différentes tranches horaires de la journée est une astuce qui avait déjà été réalisé par Terrence Malick sur le film Les Moissons du Ciel. Pour certains dialogues, il avait en effet choisi cette astuce afin que le soleil se trouve toujours devant les comédiens pour les "champs" et derrière pour les "contrechamps". Comme ici, il y avait donc deux soleil en alternance sur la même séquence du film, pourtant le spectateur ne le remarque pas. La preuve est donc faite que le spectateur lambda ne scrute pas la direction de la lumière mais plutôt la cohérence d'une scène (et encore quand je regarde un film avec des amis, ils ne voient absolument RIEN du tout ^^)

*Caleb Deschanel est un directeur de photographie franco-américain née en 1944. Son père était originaire de Lyon, il est le père de l'actrice Emily Deschanel (Bones) et l'actrice, chanteuse et musicienne Zooey Deschanel que l'on a pu voir dans le film Yes Man avec Jim Carrey et qui a le rôle principal de la série  New Girl sur la Fox. Outre The Patriot, on lui doit notamment la direction photographique du film L'Envolée Sauvage, film qui enfant m'a marqué pour la beauté de ses images et de sa musique et du très beau film Une Bouteille à la Mer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire